Billy Two Rivers: la mémoire d’un peuple vient de s’éteindre

La vie est drôlement faite parfois.
La semaine dernière, l’équipe de hockey féminin la Force de Montréal rendait hommage aux Premières Nations avec une cérémonie et un chandail créé tout spécialement pour l’occasion. Une de ses joueuses, Brooke Stacey, vient de la communauté mohawk de Kahnawake.
Durant la journée et à cause de la cérémonie, je me suis justement demandé comment allait Billy Two Rivers. Je l’avais rencontré à quelques reprises, mais cela faisait des années que je n’en avais pas eu de nouvelles. J’ai même vérifié si j’avais encore son numéro. Et puisque je l’avais encore, je me suis dit qu’il faudrait bien que je l’appelle. Une semaine plus tard, le 12 février dernier, il décédait à l’âge de 87 ans au Kateri Memorial Hospital Centre de Kahnawake.
Avec son décès se termine également une lignée de lutteurs mohawks de Kahnawake, qui remontait jusqu’au début du 20e siècle.
Chief War Eagle et Don Eagle, deux influences
En effet, les racines de la lutte professionnelle de Billy Two Rivers trouvent leurs origines chez l’un des mi-lourds Québécois ayant connu le plus de succès, John Joseph Bell, mieux connu sous le nom de Chief War Eagle.
«Il y avait beaucoup de lutteurs à Kahnawake dans les années 1920. Ils avaient formé une petite organisation entre eux et luttaient à l’aréna ici même, me racontait Billy Two Rivers, à la fin des années 2000. Chief War Eagle était déjà un lutteur professionnel et entre deux voyages, il aidait les jeunes du coin à se perfectionner. Il luttait dans la catégorie des mi-lourds. Il pesait environ 175 livres. Il luttait au Michigan, en Illinois et en Ohio. Il a lutté dans les années 1920 et 1930. Il avait remporté un titre des mi-lourds dans la région du Michigan et de l’Ohio.»
Originaire de Kahnawake, War Eagle a par la suite entraîné et géré la carrière de son garçon, Carl Donald Bell. C’est sous le nom de Don Eagle que ce dernier a débuté sa carrière dans les années 1940. Eagle est rapidement devenu une vedette de la télévision aux États-Unis avec ses habits colorés. Il remporte le titre de l’AWA de Paul Bowser à Boston (à ne pas confondre avec l’AWA de Verne Gagne) le 23 mai 1950, mais en juin 1953, il se blesse à la suite d’un combat face à Wladek Kowalski. Ayant des disques déplacés dans le dos et deux côtes brisées, il prend une pause.
Né à Kahnawake le 5 mai 1935, Billy est un joueur de crosse lorsque Eagle revient chez lui et décide de prendre le jeune sous son aile.
«Don Eagle s’est blessé au dos et a dû arrêter de lutter. Son père et lui nous transportaient à différentes compétitions de crosse. Un bon jour, il m’a soudainement proposé de m’entraîner pour la lutte», se rappelait Billy.
Puis, les blessures d’Eagle ont guéri et un an plus tard, alors qu’il prépare son retour à la lutte professionnelle, il décide d’amener Billy avec lui aux États-Unis. Avant de faire ses débuts dans l’arène, Billy accompagne Eagle vers celle-ci. À l’occasion, les deux se produisent en spectacle avant un combat, dansant des danses autochtones au grand plaisir de la foule. Les lutteurs provenant des peuples autochtones auront toujours eu une cote de popularité élevée avec les spectateurs.
Aux États-Unis avant Montréal
Contrairement à ce qui a été rapporté par plusieurs médias, Billy obtient finalement son baptême de feu dans l’arène à Détroit, le 12 janvier 1954, une victoire contre Ferenc Siksay. Il n’est alors âgé que de 18 ans. Eagle faisait pour sa part les frais de la finale, alors qu’un jeune Maurice Vachon y lutte également. C’est par la suite dans l’état de l’Ohio que Billy continue sa carrière, là où son mentor a un pied à terre et où il est très populaire.
Toujours en 1954, Billy commence à faire équipe avec un autre lutteur des Premières Nations, Kit Fox. Un Comanche d’Oklahoma, il deviendra davantage connu quelques années plus tard pour son association avec un autre lutteur, Chief Big Heart. En plus de l’Ohio, Billy débute également dans l’état voisin du Kentucky et par la fin de l’année, sous le chaud soleil de la Floride. C’est d’ailleurs en Floride qu’Eagle et Two Rivers font leurs premiers matchs en équipe.
Comme tout bon «snowbird», il reste dans le sud des États-Unis jusqu’au printemps, remontant ensuite la cote est et faisant ainsi ses débuts dans plusieurs états. Les frères Smith de même que les frères Dusek font partie de leurs adversaires les plus réguliers. C’est alors que Billy commence à se faire surnommer «l’anguille humaine» à cause de sa rapidité et sa facilité à se déprendre des prises.
Une fois, à Charlotte en Caroline du Nord, un client dans un bar voulait prouver à Billy qu’il avait trouvé la prise parfaite, celle dont il ne pourrait se déprendre. Une fois que le client avait bien appliqué sa prise, Billy l’a soulevé dans les airs d’un seul bras, a ouvert la porte du réfrigérateur commercial avec l’autre, a déposé l’homme et a fermé la porte, disant que c’était pour refroidir ses aspirations de devenir lutteur!
C’est finalement le 21 septembre 1955 que Billy fait ses débuts à Montréal, au Forum de surcroit, contre le vétéran Leo Numa. Il demeure au Québec quelque temps, luttant à Sherbrooke et à Québec. Et c’est la même ritournelle chaque année. Billy lutte principalement aux États-Unis, avec quelques présences au Québec, la plupart du temps à l’extérieur de Montréal.
Caroline du Nord et l’Angleterre, les terres promises
Le 31 mars 1959, Billy remporte son premier titre en carrière. Faisant équipe avec George Becker, un lutteur originaire de Charlotte, ils défont les frères Al et John Smith pour remporter les titres Mid-Atlantic Southern de la NWA. Ils demeurent champions jusqu’au 6 juillet de la même année, perdant les titres à Charlotte contre Mr. Moto et Duke Keomuka.
De tous les états, c’est en Caroline du Nord que Billy connait le plus de succès. À l’automne 1959, les journaux rapportent que plus de gens avaient regardé la lutte du promoteur Jim Crockett dans la dernière année que n’importe quelle autre année auparavant. On écrit aussi que Billy Two Rivers est l’un des plus populaires auprès des jeunes.
Ironiquement, c’est à ce moment que Billy quitte le territoire pour s’en aller en Angleterre.
«J’avais le choix d’aller à Calgary ou en Angleterre. J’ai décidé de jouer à pile ou face et c’est l’Angleterre qui a gagné!» me racontait Billy, avec le plus grand des sérieux.
Le 6 octobre 1959, Billy fait ses débuts en sol européen, plus précisément à Hinckley en Angleterre, face à Ray Apollon dans la finale de la soirée. Puis, il défait Gwyn Davies au légendaire Royal Albert Hall, avant de faire deux apparitions à la télévision. Muni de sa coiffe, de ses habits colorés, arborant une coupe de cheveux frappante (qu’on appellera longtemps la coupe Mohawk), se produisant en spectacle avec sa danse et finissant ses adversaires avec un « tomohawk chop », ses premières présences à la télévision ont marqué l’imaginaire des jeunes et en ont fait une vedette instantanée.
Billy était tellement populaire qu’un enfant s’était même fait couper les cheveux comme lui, mais puisque l’école plus conservatrice anglaise ne le permettait pas, il avait dû se résigner à se les faire couper autrement.
«Le pays était accroché. L’un des personnages les plus colorés de l’histoire de la lutte britannique. Sans aucun doute un grand nom dans la lutte professionnelle britannique en vertu de l’impact énorme de sa coiffe et de la coupe de cheveux dans ses premières apparitions en 1960, à une époque où les films westerns étaient encore populaires», résume le site spécialisé anglais Wrestling Heritage.
On parle encore aujourd’hui de ses combats face à des lutteurs tels que Kendo Nagasaki et Dennis Mitchell. Il a affronté à peu près tous les poids lourds connus de l’époque. Il faisait les finales un peu partout où il luttait et était constamment pourchassé par les amateurs pour des autographes. Dans une compétition équestre en Angleterre, un cheval sera même nommé Billy Two Rivers!
De l’automne 1959 au printemps 1965, Two Rivers va principalement lutter en Angleterre, avec quelques visites en Écosse, au Pays de Galles, en Irlande, en France et en Afrique. D’ailleurs, un combat face à Jack Pye le 7 octobre 1961 à Belfast a attiré 12 000 personnes.
Au cours de ces six années, il est revenu en Amérique du Nord à quelques occasions. À l’été 1960 et à l’automne 1962 pour lutter dans les Carolines et une année complète entre l’automne 1962 et l’automne 1963. Il revient travailler au Québec à l’été 1963, alors que le territoire, sans la télévision, n’est plus ce qu’il était.
L’aventure Lutte Grand Prix avec Johnny War Eagle
Après avoir arrêté de lutter de façon régulière en Angleterre, Billy retourne pour les promotions Jim Crockett et fait principalement équipe avec Suni War Cloud, aussi appelé Chef Crazy Horse. Ils luttent contre les vilains de l’époque, tels que les Tolos, Rip Hawk et Swede Hanson, Brute Bernard et Skull Murphy, de même que les Von Stroheims. En 1966, il participe au tournoi World League présenté par la JWA, alors qu’il affronte, entre autres, les Mr. Moto, Umanosuke Ueda et Giant Baba.
Toutefois, en 1967, après 13 ans de carrière, Billy prend une pause. Il revient au Québec et s’implique davantage dans sa communauté. En 1968, il devient vice-président et entraîneur des Indiens de Caughnawaga (ancien nom de Kahnawake) dans la ligue de crosse du Québec. Son équipe se fera éliminer en demi-finale contre les Athlétiques de Drummondville.
Puis, après une trêve de quelques années, il revient à la lutte lorsque l’aventure Grand Prix débute. C’est Paul Vachon qui pense à aller le chercher.
«Je trouvais qu’il était important d’avoir un lutteur autochtone pour nos fans, se souvenait Paul Vachon, lorsque je l’ai appelé pour lui annoncer le décès de Billy. Et comme j’avais lutté avec lui en Angleterre, j’ai immédiatement pensé à lui.»
En effet, Vachon et Two Rivers avaient lutté l’un contre l’autre à quelques reprises en 1965, dont une fois au Royal Albert Hall.
On décide de mettre Billy en équipe avec un Québécois du nom de Rolland Frenière. Ayant débuté, comme plusieurs, aux réputés Loisirs St-Jean-Baptiste dans les années 1960, c’est sous le nom de Johnny War Eagle qu’il avait commencé à se signaler, travaillant en Oregon et au Minnesota sous la recommandation de Maurice Vachon. C’est d’ailleurs Maurice qui lui avait suggéré de jouer le personnage d’un Autochtone et qui lui avait donné le nom de Johnny War Eagle, une référence à Chief War Eagle.
Paul Vachon y voit donc un match parfait : Billy Two Rivers et Johnny War Eagle, une équipe qu’on surnomme «les Indiens», terme qui n’est plus utilisé aujourd’hui, mais qui l’était abondamment dans les années 1970.
«Au départ, cela me dérangeait qu’il y ait des faux Indiens. Quand j’ai maturé, j’ai compris l’importance de faire de l’argent avec des personnages pour les promoteurs. Ils étaient autant des ambassadeurs que nous et ils respectaient notre culture dans leur personnage. Little Beaver par exemple, était bien vu par la communauté autochtone, car il respectait les traditions de nos ancêtres à travers son personnage», se rappelait Billy, ajoutant qu’il s’entendait bien avec Johnny War Eagle.
Une division par équipe à faire rêver!
Two Rivers et War Eagle font partie des tout premiers spectacles présentés par la nouvelle organisation, et ce, dès mai 1971. Ils luttent, entre autres, contre les frères Vachon et les Poudrés d’Hollywood, leurs deux principales rivalités. Par la fin de l’année, le 5 décembre 1971, un match opposant les Vachon au duo Two Rivers et War Eagle en finale au Colisée de Québec attire 7 000 spectateurs. Dix jours plus tard, au tout premier événement de Grand Prix au Forum de Montréal, la paire affronte Baron Von Raschke et Blackjack Mulligan. Rappelons qu’à cause des règlements de la Commission athlétique, Paul Vachon, le promoteur du groupe, ne pouvait lutter à Montréal. Ils vont aussi affronter les Green Hornets et l’équipe composée de Gilles Poisson et Zarinoff Leboeuf.
Dans cette rivalité opposant Grand Prix aux As de la Lutte, la division par équipe de Grand Prix est l’une des forces de l’organisation et en compagnie des Vachon, des Leduc, des Poudrés d’Hollywood, ainsi que de Gino Brito et Dino Bravo, Two Rivers et War Eagle font partie des équipes les plus utilisées. C’est sans aucun doute durant ces quelques années qu’il a été le plus connu dans sa province natale. Curieusement, et bien que l’historique des titres par équipe de Grand Prix ne soit pas le plus complet, War Eagle et lui ne les ont jamais remportés.
Champion à Montréal
Billy était retourné en Angleterre pour quelques semaines seulement à l’hiver 1973, mais avec le déclin de Lutte Grand Prix à la fin de l’année, il y retourne une dernière fois, y restant jusqu’à la fin mars 1974. Il en profite aussi pour lutter en Allemagne.
Il continue aussi à lutter au Québec, mais pas au même rythme. Il travaille pour toutes les organisations qui ont existé entre 1974 et 1976, soient Lutte Célébrité, Lutte Grand Circuit et les As de la Lutte de la famille Rougeau. Puis, peu de temps après la vente des As de la Lutte et deux jours après la fin des Jeux olympiques de Montréal, il remporte le titre reconnu par la Commission athlétique de Montréal, défaisant Serge Dumont à Verdun le 3 août 1976. Il s’agira de son seul titre en simple. Il le perdra deux mois plus tard face à Sailor White. À l’été 1977, il prend officiellement sa retraite, après une carrière de plus de 20 ans.
Chef du Conseil mohawk et crise d’Oka
Cette retraite s’explique par le début d’un changement de carrière. En 1978, il est élu à la tête du Conseil mohawk de Kahnawake et le restera jusqu’en 1998, servant dix mandats consécutifs. Un exploit dont il était très fier. S’il avait lutté toute sa vie, il pouvait continuer à le faire, mais cette fois-ci, pour sa communauté. D’ailleurs, durant la crise d’Oka de 1990, il était le bras droit du grand chef du Conseil mohawk de Kahnawake, Joe Norton.
«Ce fut la période la plus difficile de l’histoire récente de Kahnawake, a déclaré le Conseil mohawk de Kahnawake dans un communiqué lundi matin à la suite de son décès. Il était à la fois coloré et franc, n’ayant jamais peur de défier les représentants du gouvernement ou de corriger les opposants de Kahnawake sur leurs interprétations erronées de la position de la communauté ou de sa place dans l’histoire.»
Ardent défenseur de la langue mohawk, le Kanien’kéha, Two Rivers était aussi très fier d’un geste qu’il a posé dans les dernières années.
«J’ai introduit tous les lutteurs autochtones d’un seul coup au Temple de la renommée d’Amsterdam, New York. C’était une forme d’injustice qu’aucun autre temple de la renommée n’ait de personnages des peuples autochtones dans ses membres», m’avait-il rappelé.
Vachon, Leduc et moi
«La dernière fois que je l’ai vu, c’était à Amsterdam, New York pour le temple de la renommée de la lutte. Je l’ai bien aimé Billy», m’a confié Paul Vachon au bout du fil plus tôt aujourd’hui.
Pour sa part, l’ancien lutteur Paul Leduc se souvenait de lui avoir donné un emploi.
«Je m’entendais bien avec lui. Il était un lutteur old school. On a fait équipe à quelques reprises ensemble. Des années plus tard, quand je travaillais dans la sécurité avec Phillips, je l’embauchais de temps en temps pour des conflits de travail.»
Sur une note personnelle, j’ai eu la chance de rencontrer Billy à Amsterdam, New York dans le cadre du Temple de la renommée de la lutte qui y était situé à l’époque, mais aussi à Toronto pour une soirée d’anciens organisée par le journaliste, auteur et historien Greg Oliver. De plus, je l’ai visité à son domicile à deux ou trois reprises. Je l’ai interviewé et il m’a permis de numériser un cahier de photos qu’il avait.
Je me souviens encore d’une conversation téléphonique, juste avant ma première visite chez lui à Kahnawake. Je n’avais jamais encore été à Kahnawake à l’époque. J’avais donc demandé à Billy son adresse, afin de la rentrer dans mon GPS. Et Billy était parti à rire en me disant qu’il n’avait pas d’adresse. Il m’a alors donné des directions du genre droite, gauche, tout droit, avec une description de sa maison. J’avais fini par me retrouver, mais j’avoue que ça me stressait de ne pas avoir une adresse bien précise si jamais je me perdais. Puis, je m’étais dit que j’allais voir Billy Two Rivers et que tout le monde devait savoir où il habitait!
Je me souviens qu’il était très vif d’esprit, un pince-sans-rire et qu’il était un homme très fier de ses origines. Je m’étais très bien entendu avec lui. Son départ m’attriste vraiment.
J’aurais aimé penser à l’appeler plus tôt. J’aurais aimé le remercier une fois de plus pour le temps qu’il m’a consacré, pour les histoires qu’il m’a racontées.
Le Québec a une riche histoire en matière de lutte professionnelle et Kahnawake y est bien représentée. Malheureusement, elle vient de perdre sa mémoire avec le départ de Billy Two Rivers. J’espère seulement pouvoir maintenant y faire honneur.
Goodbye, Billy! Thank you for everything.
